La crise Israël-Turquie et les conséquences régionales

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La Turquie, contre la perspective de devenir membre de l’OTAN (admission effective en 1952), fut le premier pays musulman à reconnaître Israël en 1949. Elle fut, tout au long de la Guerre froide, une forteresse militaire du dispositif américain en Eurasie. Au début des années 1990, la géopolitique américaine lui alloua un rôle encore plus important : devenir la puissance tutélaire d’un Grand Moyen-Orient américain et continuer à soutenir Israël contre le nationalisme arabe, empêcher la formation d’une Europe puissance indépendante en intégrant l’Union européenne, contenir l’influence de la Russie dans le Caucase et en Asie centrale turcophones, soutenir le séparatisme des Ouïghours dans le Turkestan chinois et enfin aider Washington, au détriment de Moscou, à contrôler les routes de désenclavement du pétrole et du gaz de la Caspienne et de l’Asie centrale.

Mais, au milieu des années 1990, apparurent les premiers signes précurseurs qu’une Turquie islamiste ne se laisserait pas enfermer dans le rôle d’allié géopolitique des Etats-Unis. Necmetin Erbakan et son parti (le Refah) qui tentait à l’intérieur une rupture radicale avec le kémalisme, signifia à l’extérieur son hostilité à l’Occident (« Nous ne sommes pas Occidentaux, nous ne sommes pas Européens ») et à ce « club chrétien sous influence maçonnique » que constituait à ses yeux l’Union européenne.

Ahmet Davutoglu, le brillant ministre des affaires étrangères d’Erdogan est aujourd’hui le défenseur le plus emblématique de cette nouvelle approche turque des relations internationales fondée sur le « choc des civilisations ». En rompant avec la politique de l’Etat-nation et en renouant avec l’Empire, Davutoglu veut restaurer la splendeur ottomane. Ceci passe, au moins en apparence, par le sacrifice de la relation avec Israël.

Dix ans après les importants accords bilatéraux de défense entre Tel-Aviv et Ankara, à partir de 2006 donc et la victoire électorale de l’AKP, le parti islamiste turc, les relations entre les deux pays vont se compliquer. Cette année là en effet, la Turquie décide d’accueillir le dirigeant du Hamas Khaled Mechaal. Le 30 janvier 2009, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, à Davos (Suisse), interpelle violemment le président israélien Shimon Peres à propos de Gaza. Le 8 avril 2010 le même Erdogan désigne Israël comme « principale menace pour la paix au Proche-Orient ». Le 17 mai 2010, Israël rejette violemment l’accord sur le nucléaire signé par l’Iran, la Turquie et le Brésil. Puis, le même mois arrive l’affaire de cette flottille « humanitaire » qui tente de rompre l’embargo sur Gaza et fait plusieurs victimes turques. Le 31 mai 2010, La Turquie rappelle son ambassadeur et prévient Tel-Aviv de conséquences irréparables dans la relation entre les deux pays. A partir de ce moment, les relations entre les deux alliés stratégiques vont de mal en pis. Israël refuse de s’excuser (pour ne pas exposer ses militaires à des poursuites judiciaires) et la Turquie s’obstine à obtenir excuses et compensations financières. Début septembre 2011, la Turquie expulse l’ambassadeur d’Israël en Turquie tandis qu’Erdogan brandit la menace de faire escorter militairement les navires turcs qui voudraient atteindre Gaza. Israël est aussi accusé par le Premier ministre turc de manquer de loyauté dans l’application des accords de défense ; selon lui, les Israéliens refuseraient de rendre les drones qu’ils ont vendu aux Turcs et qui sont en maintenance chez eux. Le 6 septembre 2011, le Premier ministre turc annonce la rupture des échanges militaires avec la Turquie. Israël se tourne alors vers la Roumanie et la Grèce pour y trouver des terrains militaires d’entraînement. Par ailleurs, la marine turque reçoit l’ordre d’être plus « active et vigilante » en Méditerranée orientale. Israël, qui tient à son allié turc et craint l’isolement au Moyen-Orient, tente de calmer les Turcs sans céder pour autant à leurs exigences d’excuses. Ehud Barak n’a de cesse de réaffirmer son amitié aux Turcs et de prédire que la crise n’est que passagère. Les Turcs refusent la médiation américaine, pourtant insistante, multiplient les déclarations de soutien aux Palestiniens et de condamnation de la menace nucléaire que représenterait Israël au Moyen-Orient (Erdogan fustige encore l’Israël nucléaire, le 5 octobre 2011, en Afrique du Sud), accueillent dernièrement une dizaine des détenus palestiniens relâchés en échange de la libération du soldat israélien Gilad Shalit.

La question qui se pose est donc la suivante : la Turquie des islamistes est-elle réellement en train de briser une alliance solide nouée sous l’Etat kémaliste ? En apparence, tout semble l’indiquer. Pour autant, plusieurs éléments contredisent cette apparence. En premier lieu, les échanges commerciaux n’ont cessé de croître entre Israël et la Turquie depuis l’important accord de libre-échange signé entre les deux pays en 1997, et y compris très fortement depuis le début de l’année 2011. En second lieu, sur le plan géopolitique, la stratégie néo-ottomane pensée par Ahmet Davutoglu est tournée davantage contre l’influence de l’Iran, de l’Egypte et de l’Arabie Saoudite dans le monde arabe que contre Israël. Avec les printemps arabes et la recomposition du Moyen-Orient, il se joue une compétition sourde mais intense entre les puissances arabes sunnites, le pôle iranien et le pôle turc. Israël et la Turquie restent unis par la même volonté de bloquer les livraisons d’armes iraniennes à la Syrie. La Turquie dispute à l’Iran, l’Egypte et l’Arabie Saoudite leur influence sur les Palestiniens de Gaza. Ankara tente de s’imposer comme le modèle de « gouvernement islamique sage » défendu par les Frères musulmans dans de nombreux pays arabes sunnites. Rien n’interdit donc l’hypothèse d’une comédie israélo-turque de façade entre Israéliens et Turcs, avec pour objectifs communs de contrer l’influence de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, de maintenir l’Egypte dans le traité de paix avec Israël en favorisant l’émergence d’un gouvernement « mou » qui n’entreprendrait pas de grande politique d’influence. Nous sommes, là encore, dans un débat de type « continuité ou rupture ? ». Dans le discours et les actes diplomatiques, la rupture israélo-turque est évidente. Mais dans le monde du renseignement, des actions occultes et des intentions géopolitiques profondes, rien n’est moins sûr.

Notre hypothèse est que la nouvelle politique néo-ottomane va avoir davantage d’impact sur le positionnement des Turcs par rapport aux projets des Européens, l’Union européenne, l’Union pour la Méditerranée, que par rapport à Israël. L’Union pour la Méditerranée n’existe plus depuis la fin des régimes Moubarak et Ben Ali puisqu’elle reposait largement sur les relations personnelles de ces deux présidents avec le président français. Quant à l’Union européenne, rattrapée par ses importantes contradictions économiques (différences de niveau économique entre les membres) elle ne peut plus désormais se payer le luxe d’y ajouter ses contradictions géopolitiques (la Turquie n’appartient pas à la civilisation européenne). Si l’Union européenne survit à la crise économique actuelle, elle se refondera probablement sur des bases économiques et géopolitiques plus cohérentes. Il faut donc regarder la Turquie comme un grand pays émergent, qui, comme le Brésil, aura de plus en plus son jeu propre et qui va chercher à jouer de son néo-ottomanisme en direction des Sunnites du monde arabe, en proposant notamment un islam « sage», par opposition au wahhabisme saoudien, et qui va jouer un rôle de médiation en Asie centrale et en Iran. La finesse du jeu turc devrait impliquer que soit conservée, y compris de manière souterraine, et derrière la façade de l’idéologie islamique et pro-palestinienne, la carte stratégique israélienne.

Aymeric Chauprade
realpolitik.tv

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