Analyse. La tragédie des harraga en Algérie n’est- elle qu’un épiphénomène ?

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Par : Mohammed KOUIDRI
Sociologue, Professeur d’Université
(Mohammed KOUIDRI sera notre invité pour leprochain dossier consacré au phénomène des Harraga)

« Si les richesses ne vont pas là où sont les hommes, alors, tout naturellement, les hommes iront là où sont les richesses ».
D’après Alfred SAUVY

L’émigration de l’Algérien a toujours été forcée. En remontant aussi loin que la Numidie, on ne trouvera pas trace d’émigration massive volontaire. Juba II avait été pris en otage par Rome, pour endoctrinement dès l’âge de cinq ans, plus près de nous, l’Emir Abdelkader avait été forcé de vivre loin du pays. Il n’y a pas eu d’émigration d’Algériens, il y a eu seulement des exils, des châtiments pour résistance à l’envahisseur lorsque le résistant était vaincu. Les premières vagues d’émigration, dans le sens de l’exil, remontent à l’entre deux guerres seulement. Elles ont été provoquées, forcées elles aussi, par la puissance coloniale pour compenser les pertes en hommes, lors du premier conflit mondial. Elles seront suivies par d’autres, pour la guerre anti – nazie, la reconstruction et les trois glorieuses.i Elles étaient toujours forcées et dures à vivre, le rêve ubiquiste du retour au pays et aux siens aidait les générations successives à supporter l’exil.

Aujourd’hui, la tragédie des harraga nous dévoile une face d’une partie de notre jeunesse qui nous fait mal, honte, autant qu’elle nous choque. Le geste désespéré de ces jeunes et sa violence inouïe nous laissent, nous les aînés, policy makers aux commandes et chercheurs es-qualité, perplexes comme l’est la société algérienne toute entière. Le phénomène n’est pas typiquement algérien mais il est plus étonnant en Algérie au regard de l’histoire du pays et ses richesses qui, pensait – on, le préservaient de tels phénomènes. L’incompréhension est donc plus grande pour nous comme pour nos collègues européens. Nous n’arrivons pas à comprendre la tragédie des harraga, principalement pour deux raisons.

La première est le manque d’études sérieuses et d’envergure, méthodiquement menées, sans lesquelles certains continueront à chercher le coupable alors qu’il faille chercher les raisons. S’accuser mutuellement est « de bonne guerre » entre politiciens partisans, le Social Scientist, pour rester crédible, doit s’y soustraire, sinon son apport serait répétitif des uns ou des autres et donc, son travail inutile. La paresse intellectuelle et le confort des solutions faciles poussent, naturellement, à faire des raccourcis ornés de quelques statistiques, agrémentées de récits anecdotiques. Moins que des idées, ce sont des clichés qui sont galvaudés. Les rencontres politiques et universitaires, ou conjointes, sont nécessaires, elles devraient se multiplier, s’enrichir et se diversifier. Elles n’avanceront pas, hélas ! si de telles études ne leur en donnent pas le substrat de la nature complexe du phénomène.

La deuxième raison est double : d’une part, l’approche du phénomène a pêché par trop d’économisme et, d’autre part, le bouleversement de contexte entre la génération d’aujourd’hui et celle des aînés est tellement profond, rapide et inattendu. Trois décennies à peine séparent la jeunesse de l’Algérie glorieuse, pleine de rêves et d’espoir et les jeunes harraga actuels. La génération des aînés était dopée par le socialisme généreux et bercée par la gondole de l’indépendance et l’euphorie de ses rêves. Nous peinons à comprendre comment certains jeunes en arrivent – ils à se jeter dans des embarcations de fortune surchargées, pour affronter les dangers de la haute mer avec le risque d’une mort quasi certaine. Ils ont même développé une certaine culture justificative de ce macabre espoir: « Yakoulni el Hout ouala yakoulni eddoud », littéralement : « je préfère être dévoré par les poissons plutôt que par les vers ». Mais le sens réel est plutôt : « je préfère être englouti par la mer plutôt que d’être enterré vivant». Il ne peut certainement pas s’agir d’une espèce de retour instinctif à la mer qui s’accommoderait de la théorie qui dit que l’homme, en fait, provient de la vie aquatique. Notre religion et notre culture millénaire insistent, au contraire, sur ce principe universel dans les religions humaines : « De la terre nous sommes issus et à la terre nous reviendrons ». En fait, ces jeunes sont attirés par la terre, mais une autre terre que la leur, d’où leur proviennent mirages, images et témoignages d’un épanouissement possible. Nous entretenons avec la terre un cordon ombilical psychologique, quelque soit notre âge. Selon les psychologues, c’est ce fort attachement géo-anthropologique, à notre mère la terre, qui nous donne le mal de mer et nous met mal à l’aise à bord d’avion. Le paradoxe est que cela arrive au moment où des centaines de milliers d’autres jeunes ont repris le travail de la terre après la désertion massive du monde rural, par les aînés, pendant la période du grand rêve industriel.

La tragédie des harraga est d’une violence telle que nous avons commencé par nous dire que le phénomène ne peut être que passager, en espérant, secrètement, que les rapports nécrologiques et les mesures juridiques et administratives décourageantes, âprement négociées par une Europe devenue soudainement immigrophobe après avoir, elle – même, déclenché manu militari l’immigration de leurs grands-parents lorsqu’elle en avait fort besoin, allait dissuader les candidats à l’aventure. En réalité, le besoin migratoire de l’Europe vieillissante, et de moins en moins féconde, est toujours là. Sur ce chapitre, on peut résumer, comme l’ont fait certains titres français, le rapport d’expertise de J. Attaliii, remis au chef de l’Etat français, à : « Plus d’immigration pour plus de croissance ». Mais là n’est pas l’objet de cet article.

De ce côté – ci de la méditerranée, nous avions pensé un moment que le phénomène, qui nous fait mal par le deuil et les regards qu’il nous attire, pouvait disparaître avec le développement de l’emploi et la lutte contre le chômage et la pauvreté, des jeunes en particulier. Beaucoup de nos collègues d’outre – mer, notamment les sud européens, nous partageaient cet avis. C’est la synthèse que je peux donner du livre collectif qu’un ensemble d’universitaires de plusieurs nationalités méditerranéennes, avions sorti en 1999 sur le phénomène des harraga dans la mare nostra.iii A l’époque le phénomène était à ses débuts et n’avait pas encore atteint l’actuel degré de gravité. On se préoccupait plutôt du fait que les retours d’émigrés avaient cessé et commençaient même à se faire en sens inverse. Des émigrés de longue date, avaient regagné le pays, déçus ils commençaient à reprendre le chemin de l’exil. On se souciait aussi du tarissement des transferts financiers de la communauté émigrée qui n’investissait pas ou plus, même pas dans l’immobilier préférant vendre, pour ceux qui avaient construit, et garder l’argent en pays d’accueil où le regroupement familial devait finir par faire du projet de retour un mythe. Les seuls retours réellement définitifs se font aujourd’hui dans le cercueil, et encore. C’est le sens d’un deuxième livre que nous avions sorti à trois, collègues algériens, sous le titre évocateur : « Le nouvel espace migratoire franco-algérien : des données et des hommes ».iv

En dépit de la violence des images et récits de harraga algériens via le Maroc, nous avions continué à croire que le phénomène était éphémère. Ce n’est que bien plus tard, les faits étant têtus, que les Algériens réaliseront que la tragédie des boats – people, inaugurée par les vietnamiens les années 1980, ne concerne pas que leurs frères et voisins marocains. Au lieu de reculer, malheureusement le phénomène perdurait et s’amplifiait et ce, jusqu’à nos jours selon les rapports quasi quotidiens de la presse nationale. Quant à la presse sud-européenne elle a déjà tiré sa conclusion avec le titre récurrent : «  La Gioventù algerina in pericolo« (La jeunesse algérienne en danger).

Que faut-il alors en penser ?

L’âge moyen du harrag est jeune. Cela fait immédiatement penser à une constante naturelle universelle ; la fougue et l’esprit d’aventure de la jeunesse. « Nous sommes tous aventuriers à vingt ans » disent les philosophes. Le lecteur rétorquera : Oui, mais aventurier ne signifie pas suicidaire. C’est juste. Mais l’aventure peut revêtir des expressions inattendues, tout dépend du contexte général et des circonstances particulières de l’aventurier. L’aventure des jeunes algériens soixante-disards c’était à la campagne pour ce qu’on croyait être La Révolution agraire, la fierté de faire son service national, le torse bombé pour planter le barrage vert, les études et les chantiers socialistes, débordant d’humanisme et de romantisme. Le projet individuel était banni parce que petit – bourgeois et rétrograde. Toute proportion gardée, on est à l’autre extrême aujourd’hui, avec le phénomène des harraga. La comparaison ne se fait pas sur les effectifs mais bien sur les phénomènes. « Autres temps autres mœurs » dit le proverbe. Du projet collectif, altruiste, on se résout, brutalement, au projet individualiste égocentré.

Quelles sont alors les circonstances qui poussent à cela ?

Quelques recherches préliminaires avec des étudiants et amis journalistes m’ont permis de constater que le profil, approximatif pour l’instant, du harrag n’est pas celui qu’on imaginait, c’est-à-dire pauvre, chômeur, peu instruit, poussé par le désarroi socioéconomique. On a pu remarquer, en effet, que pour l’opération il faut payer une grosse somme d’argent que le jeune démuni ne peut pas se procurer, et que, de toute façon, les harraga ne tentent pas l’aventure suicidaire en haillons. On a remarqué aussi, à travers les quelques interviews de harraga qu’ils n’étaient pas analphabètes non plus et que parmi eux se trouvaient parfois des salariés qui gagnaient assez bien leur vie et/ou vivaient dans des familles qui ne sont pas dans le besoin. Il se raconte même des histoires de golden-boy roulant carrosse de luxe, habitant les quartiers chics de la ville qui ont tout plaqué pour tenter l’aventure. Ce ne sont pas des fous ou des marginaux non plus. La raison qu’on croyait exclusivement économique ne l’est finalement pas hélas ! Pas plus qu’elle n’est morale ou psychopathologique, quoique certains d’entre nous, à raison, restent persuadés que l’économique est déterminant en dernière instance. On pensait aussi que le phénomène ne concernait que les habitants des villes portuaires, on s’aperçoit aujourd’hui que les harraga viennent aussi des villes de l’Algérie profonde, sur des centaines de kilomètres.

Ce n’est pas dans les mêmes proportions que dans certains pays africains subsahariens comme le Burkina Fasso où 86% des burkinabés migrants proviennent des milieux ruraux ; en Algérie, à peu près le même taux proviendrait de la ville, côtière majoritairement. C’est ainsi qu’on a été amené à interroger nos certitudes. Le phénomène s’avère finalement beaucoup plus complexe qu’on ne le pensait. Il est symptomatique de l’évolution socioculturelle de notre jeunesse. Le syndrome est structuro-mental, le harrag est en train de devenir pour une partie de notre jeunesse un archétype.
Quels sont donc exactement ces jeunes et comment ont-ils pu acquérir une telle mentalité à un âge où, généralement, on s’accroche solidement à la vie même dans de pires conditions ? Au stade actuel de la recherche, il serait prétentieux d’être catégorique sur les raisons exactes du phénomène, il faudrait, pour cela engager une étude d’envergure beaucoup plus approfondie partant des données disponibles, pour en améliorer la collecte en termes qualitatif et quantitatif, et surtout par l’immersion dans les eaux profondes du monde étrange des harraga pour en retracer l’itinéraire mental. Si les statistiques sont indispensables, elles ne sauraient suffire à elles seules, aussi sophistiquées soient – elles. Il faudrait d’abord qu’elles soient inférentielles à toute la population des harraga, actifs et candidats, ce qui est loin d’être le cas. Et même si elles le devenaient, ce qui est peu probable, étant donné la qualité de la recherche dans le domaine, elles ne sauraient se passer de l’approche qualitative. Etant donné l’état actuel des choses, il n’est donc pas possible d’apporter des réponses à la foultitude de questions qui taraudent notre esprit collectif. Il est tout juste possible d’éclairer un peu plus le lecteur sur le sujet grâce à quelques constats préliminaires et hypothèses partiellement explicatives, très vraisemblables car solidement construites à travers la longue observation et l’expérience.

Il faut d’abord rappeler qu’au début du phénomène le terme employé par les Algériens n’était pas « L’harga » mais « L’hadda » qu’on pourrait traduire par l’ offensive, l’initiative, l’acte osé d’entreprendre avec un certain sens de défi et de provocation. Les deux termes renvoient à des attitudes et états d’esprit très éloignés, diamétralement opposés même. L’hadda se faisait la tête haute, par voie légale, en contre – exemple des aînés qui n’osaient pas s’exiler, une façon de les narguer, eux et leur nationalisme « ringard ». Le passage de L’hadda à L’harga ne s’est pas fait directement. Il y a eu la période de Babord l’Australiev, une sorte de période transitoire ; Une harga quand même, puisqu’il fallait faire la traversée illégalement, en infraction des conditions européennes d’admission, et en cachette dans les cales des bateaux, mais dans un esprit de hadda car le harrag n’était pas encore suicidaire. Il pouvait toujours se rendre à l’équipage en acceptant le châtiment légal subséquent. La différence se retrouve aussi dans les moyens utilisés pour la traversée. Lors de cette période transitoire, L’harga naissante se faisait dans les cales des navires avec, en poche, un peu d’argent en devise acheté au marché noir et les papiers nécessaires à une régularisation probable en cas de succès de l’opération. Les techniques et conseils pour se dissimuler et rationaliser sa nourriture se transmettaient au fil des expériences. L’essentiel des provisions se limitait à des dattes dont on vante énormément les qualités nutritives et de l’eau indispensable, un peu comme faisaient les anciens pour traverser de longs parcours désertiques. On y a ajouté du citron réputé coupe-soif, pour tenir longtemps car la cache pouvait durer des jours et des jours. D’après les médecins, il n’en est rien, le citron produit juste un effet placebo par l’excitation des glandes salivaires, le risque de déshydratation restant entier. Même cette harga se pratiquait dans une certaine fierté, et pourquoi pas, dignité, car l’esprit de l’hadda qu’elle garde est tiré de l’histoire chevaleresque des ancêtres qui l’employaient lors des razzias ou les guerres contre l’envahisseur. L’hadda peut se retrouver jusque de nos jours, en substantif ou dérivé, dans la poésie et la chanson populaires à la gloire du Chbeb, beau, brave, courageux et, forcément, jeune. Il y a des collègues qui trouvent que L’hadda, par mer, évoque aussi l’épopée du célèbre conquérant Tarik Ibn Ziad, bien ancrée dans le subconscient des jeunes depuis les premiers programmes scolaires de l’indépendance. Mais peut – on assimiler le geste de ce grand conquérant qui, pour « brûler la route », dans le sens opposé, à tout repli éventuel de ses soldats, leur avait fait détruire les embarcations, les contraignant ainsi à avancer, à L’harga ou même à L’hadda ? Si le second terme peut permettre le rapprochement imagé et sous condition, il ne saurait question d’en faire autant avec le second. L’harga relève, désormais, du délictuel et de l’illicite depuis le consensus des pays de départs et de destination, sur l’homogénéisation, l’adaptation et le renforcement des instruments de surveillance, de restrictions juridico-administratives, de répression et de criminalisation. Le geste, au départ, était arrogant avec une pointe de provocation, il est devenu comitial par dépit d’amoureux éconduit. Le pays d’origine, lui – même, s’en mêle pour interdire le rêve déjà défendu de la belle Europe qui se refuse. L’harga est désormais immorale après la Fetwa qui l’interdit, l’assimilant au suicide, banni par l’Islam. Le passage de L’hadda à L’harga traduit un changement radical du contexte politique national et international par rapport à la question migratoire qui a longtemps pesé sur les relations algéro – françaises. Elle continue encore à le faire sporadiquement. Il traduit, surtout, une brisure de rêve sociétal de l’Algérie glorieuse, nouvellement indépendante. Le rêve est cassé, il faut le remplacer.

Comment donc s’est opérée la mutation sémantique et mentale ?

La chronologie des récits médiatiques tragiques de jeunes jetés à la mer, la vigilance de la police portuaire et surtout le consensus Nord-Sud engageant les pays d’émigration comme ceux de destination à surveiller, refouler, rapatrier et pénaliser les clandestins ont complètement changé le contexte et, avec lui, le sens et la stratégie de L’hadda qui est devenue L’harga. Les S’haab el Hadda, (littéralement : les gens de L’hadda paraphrasant S’haab el Baroud,) sont devenus hors – la – loi, y compris dans les yeux des leurs aussi. C’est pour cela qu’est venu, en substitutif, le terme de L’harga. Tant que c’était par rapport à l’Europe, l’étranger envahisseur et dominateur, c’était toujours L’hadda. Mais dès lors que le geste devient blâmé par les siens, alors c’est L’harga. On ne brûle pas que la route, on brûle son identité avec. On s’étonne que même la Fetwa du Conseil Supérieur Islamique interdisant ce geste, reste inaudible aux harraga. Comme ils ne sont pas ignorants, ils ont puisé dans la religion qui leur a été enseignée, l’instruction divine : « La tansa Naciibeka mina eddounia » (N’oublie pas ta part de ce bas monde), en l’interprétant à leur manière. A cela, ils ont ajouté la tradition du prophète qui ordonne l’exode si le lieu de résidence ne permet plus de vivre décemment, étant donné que toute la terre appartient à Dieu, et à lui seul. Or, justement, ces jeunes trouvent que la vie chez eux ne leur convient pas, et que la meilleure part de vie sur cette terre se trouve en Europe interdite. L’Eldorado européen, tel qu’on le désignait lors de la pensée matérialiste en vogue, est devenu l’Eden européen.

Pour les aînés, lorsqu’ils avaient l’âge des harraga, l’Eden était possible sur la terre d’Algérie même, grâce à l’indépendance source fabuleuse d’inspiration, de rêves, d’utopies et d’idéaux, et l’action féconde du paternel Etat – providence, riche et fort de l’aura de la révolution prometteuse. Il fallait juste un peu de patience et des sacrifices qui seront bien récompensés par l’opulence imminente et l’épanouissement dont rêve toute jeunesse saine de corps et d’esprit. D’autant que, en termes de privations, les jeunes de l’époque étaient plutôt gâtés comparés à ceux d’aujourd’hui. L’Europe était ouverte, accueillante et très immigrophile, férue de libre circulation. Pour autant, les jeunes Algériens ne se bousculaient pas au portillon de l’émigration, bien au contraire. Fuir le pays était honteux, le regroupement familial inconcevable et la naturalisation inavouable et déshonorante. L’instauration, par la France, des fameux quotas consentis à des dizaines de milliers d’immigrants, après la première fermeture des frontières en 1974, suite aux nationalisations des hydrocarbures, n’y a pas changé grand – chose. Les candidats à l’émigration restaient discrets et les effectifs n’atteignaient pas les prévisions. Il se trouvait même des jeunes émigrés, dits de seconde génération, nés sur le sol européen et en droit d’en prendre la nationalité, qui s’y refusaient. Ils préféraient venir faire leur service national (et non pas seulement militaire, la différence est de taille) dans le pays. Il n’était pas encore question de bi nationalité. On est loin, très loin de l’esprit de cette époque qui, pourtant n’est pas aussi lointaine dans le temps.

Comment est-ce arrivé ?

A la fleur de l’âge, le rêve édénique de la jeunesse est universel, sur terre ou dans l’au-delà, à défaut. C’est à cet âge – là que l’on fait les projets les plus fous avec une rage de vivre qu’on ne retrouvera plus jamais le restant de sa vie. Chez nous, en particulier, le terme jeune désigne le bel âge mais aussi l’essence de tout ce qui est beau, Chbab, un terme qu’on applique même aux animaux et aux choses. Selon les circonstances, cet âge peut être aussi celui de la témérité extrême.

Erenest Hemingway, grand voyageur et amoureux de la mer et de l’île de la liberté, n’écrivait-il pas que c’est dans les moments de joie et de bonne santé qu’on devrait mourir. Les Algériens appellent cela : Mourir debout.
L’échec du projet socialiste et la perte de repères de la violente crise sociétale qui a déstabilisé les esprits, ont brisé le rêve du jeune Algérien, élevé dans l’ambiance socialisante du pays riche qui n’avait qu’à partager ses richesses, entre ses enfants, pour que tous vivent sans privations, et presque sans efforts, l’Eden en somme.

A leur corps défendant, les parents de ces jeunes ont été bien obligés de leur avouer qu’ils ne pourraient jamais plus espérer la vie de leurs aînés. Au premier « l’âge d’or », aux suivants l’incertitude des lendemains. C’est ainsi que les jeunes post – évènements d’octobre 1988 se sont brutalement tournés vers un autre Eden qui existe déjà, tant ses images inondaient déjà tous les foyers, et qu’il est possible d’atteindre tout de suite : L’Europe. Elle était autrefois critiquée voire dénoncée parfois, elle devient source d’inspiration, de rêve et d’illusions les plus belles, pour une bonne partie de la jeunesse angoissée par un quotidien fait de violence, d’interdits et de privations. L’Europe fascine par les images qu’elle envoie, et d’après les récits, forcément agrémentés de ceux qui ont « réussi », la capillarité sociale y est une réalité bien réelle.

D’après André Bejinvi Le concept de capillarité sociale d’Arsène Dumont (1849-1902) désigne « l’ambition dévorante — avivée par les principes mêmes de la démocratie — qui induit les ménages à restreindre le nombre de leurs enfants guidés par l’idéal de sécurité égoïste et de repos, l’individualisme et, enfin, le désir d’imiter la classe sociale dans laquelle on s’efforce d’entrer ». Il est employé, ici, pour dire le sentiment du jeune harrag qui croit que la société européenne lui permettra d’atteindre les ambitions et aspirations qu’il n’a pas pu réaliser chez lui. Pour le malheur de la société algérienne, l’échec de l’expérience socialiste et la crise du deuxième choc pétrolier se sont aggravés par ce que les démographes appellent la trappe malthusienne. Même les progrès réalisés durant la période prospère du socialisme ont été engloutis par L’explosion démographique qui a atteint son paroxysme, en termes d’enfance et de jeunesse, avec ce que cela implique comme besoins socioéconomiques et culturels. La perte d’espoir et de repères d’une jeunesse élevée dans le berceau des promesses démesurées, dans une société qui sombrait dans la crise en se repliant sur elle – même, s’est exprimée par l’émeute de rupture, puis une violence meurtrière pour finir dans une violence qu’on se donne à soi – même.

Autant le jeune des années soixante dix était rêveur et romantique autant celui des années quatre vingt dix est devenu claustrophobe, angoissé, accablé par un sentiment de promiscuité aux horizons bouchés. Dans les villes surpeuplées, le sentiment de promiscuité était mélangé à l’angoisse des interdits culturels ; pas d’anonymat, pas d’altérité, que du rigorisme. C’est à cette époque qu’un collègue avait écrit dans le seul hebdomadaire qui existait (Algérie – Actualités) : « Nous n’avons pas de villes, nous n’avons que de gros villages ». C’est à cette période aussi que s’est déclenché le mouvement du deuxième retour des rapatriés déçus, du rush sur les ambassades européennes, encouragé et massifié par l’allocation-voyage en devise instaurée, du regroupement familial massif en Europe et même, ô ! sacrilège ; des naturalisations. Le mouvement s’est singulièrement aggravé avec l’irruption de la violence meurtrière armée sur, pratiquement, tout le territoire national.

Devant les massacres qui les visaient en premier, même les aînés, jeunes rêveurs des années socialistes et nationalistes, ont pris le chemin de l’exil. Ils occupaient parfois des positions publiques et occupaient des postes importants dans la société et l’Etat. Leurs départs, même forcés, étaient un désaveu cinglant du rêve de leur jeunesse. L’effet sur la génération de leurs enfants n’est pas difficilement imaginable. La mort dans l’âme, le projet qui était social, généreux, altruiste, devenait égocentré. Alors, pour une grande partie de la jeunesse, la société algérienne, très rassurante par le passé devenait incertaine voire répulsive. Les générations actuelles sont nées et ont grandi dans ce déchirement et se trouvent confrontées, en grande partie, à une quotidienneté frustrante, trop frustrante comparée à l’illusion de l’Eden européen.

L’inquiétude, dans de telles conditions, est grande. Dans sa conférence de presse, comme compte-rendu public de l’année 2007, le président de l’organisation officielle des droits de l’hommevii disait qu’ « Il y a urgence » en parlant des droits sociaux. Ce serait faire offense à l’intelligence de ce grand homme de Droit que de réduire le sens de ses propos à leur seule dimension socioéconomique, « au tube digestif » ; une imagerie dont les Algériens ont appris à se servir pour désigner l’économisme ambiant depuis les émeutes dites de la semoule.viii

Mais alors, d’où vient cette force qui jette des dizaines de jeunes à la mer, de leur plein gré pourrait – on dire ?
Serait – ce l’attractivité irrésistible d’une certaine image de l’Europe ou est – ce la répulsion du mal – être chez soi ? Là, non plus, la réponse ne saurait être ferme, il faudra beaucoup plus de recherches rigoureuses pour y arriver. On peut, toutefois, avancer un début de réponse sous forme d’hypothèse : Le rêve d’une expérience européenne étant largement répandu parmi la jeunesse, il existe une catégorie particulière de jeunes, fragilisés par la fascination d’un idyllique modèle européen, sublimé par l’émulation de ceux qui ont « réussi » à s’y installer, au téléphone ou lors de visites assorties pour la preuve, aggravée par un déficit d’intégration sociale et une frénésie épileptique de l’amoureux éconduit, qui passent à l’acte.

Par intégration sociale, il ne faut pas entendre socioéconomique seulement, on ne comprendrait pas, sinon, pourquoi des jeunes se trouvant dans des conditions matérielles plus difficiles que les harraga n’ont pas quitté le pays, même légalement, et encore moins tenté l’aventure de la clandestinité. L’intégration sociale doit être appréhendée dans sa complexité économique, bien sûr, mais aussi culturelle, psychosociologique et affective. De même, l’obsession du rêve européen ne concerne pas que ceux qui n’ont pas encore essayé, elle persiste chez des récidivistes dont certains avouent avoir pleuré home sweet home dans le froid, l’isolement et l’obscurité de la clandestinité qu’ils ont eu à endurer.

Autrefois médite et accusée, l’Europe est donc, au fil du temps, sublimée et adulée. L’évolution est violente, autant que brutale ; changer de valeurs contradictoires, en si peu de temps, même pas la vie complète d’une seule génération, voilà qui peut bien expliquer la perte de repères dans une tourmente qui s’apparente à un trouble existentiel. Aujourd’hui, les harraga n’ont qu’une envie, celle de traverser la mer pour regagner la belle Europe. Il s’agit pour eux de braver l’interdit, brûler les papiers et « brûler la route » de l’aller comme du refoulement – retour.
Au fil du temps, le terme de L’hadda s’est éclipsé au profit de celui de L’harga qui s’est généralisé à tout le Maghreb et même au-delà. L’évolution terminologique est symptomatique de l’évolution de la pression migratoire sud-nord et de la réponse nord – sud qui lui a été opposée. Tant qu’on était dans la logique des droits du Maghreb, et en particulier l’Algérie, sur l’Europe et particulièrement la France, à cause de la colonisation passée et la contribution des premières générations d’émigrés à la défense puis à la reconstruction du vieux continent, les jeunes se sentaient en droit, voire en devoir, d’aventure migratoire même violente, contre l’Europe ingrate qui s’enferme au point d’isoler leurs pays. La France, à maintes reprises, reconnaît que ses immigrés ont largement contribué à sa défense et sa reconstruction. En même temps, elle s’est dotée de mesures draconiennes de contrôle pour une immigration choisie. Pour l’Algérie en particulier, l’isolement devenait au fil des évènements, bien réel, surtout à partir du milieu de la décennie 1990. L’instauration du visa, remontait à une année déjà.

Au fil du temps et des évènements, les critères de son obtention devenaient de plus en plus drastiques, de sorte que les jeunes « non intégrables », ni chez eux ni en Europe faudra – t – il ajouter, n’avaient aucune chance de l’avoir. A travers les refus massifs et répétés qu’ils essuyaient une catégorie des jeunes avait compris que l’immigration choisie était déjà à l’oeuvre. On estimait à 15% environ les entrants avec visa qui ne ressortaient plus. Les régularisations répétées, au cas par cas, confirmaient la sélection migratoire. Parmi ces porteurs de visas, certains continuaient leur route vers d’autres pays que la France, le Canada en particulier. Vu du côté algérien, c’est un brain – drain. Chez certains jeunes éconduits, c’est le début d’un sentiment « d’étouffement » que le sociologue Abdelkader Djeghloul avait relevé dans son intervention télévisée, suite à la remise du rapport de la commission d’enquête, dont il a fait partie, sur les douloureux événements de Kabylie. Il avait clairement identifié comme l’un des facteurs explicatifs du malaise, un certain sentiment d’isolement aggravé par l’instauration du visa pour l’Europe, particulièrement la France, et le durcissement tendanciel des procédures pour son obtention alors qu’il n’y a presque pas une seule famille qui ne compte pas au moins un parent, proche ou éloigné, vivant de l’autre côté de la méditerranée. Il avait fait ce constat pour la Kabylie par rigueur intellectuelle d’observation contractuelle car c’était son seul terrain d’enquête était la Kabylie. Pour avoir été son élève, je suis sûr qu’il ne s’opposera pas à ce que je généralise ce constat à tous les foyers d’émigration des diverses régions du pays, en y ajoutant, d’ailleurs, le sentiment de « sevrage d’altérité » qu’implique un tel isolement à un âge où l’on est naturellement curieux et avide de découvrir l’autre, et dans ce cas précis, redécouvrir cet autre que les aînés connaissaient si bien.

Il faut dire que cet isolement n’est pas seulement dû aux seules restrictions migratoires imposées par l’Europe, l’image répulsive qu’a donnée de notre pays la tragédie nationale des années 1990 y est pour beaucoup. Nous ne recevions, et nous ne recevons toujours plus, que très peu d’étrangers, même en touristes. Evidemment, ce n’est là qu’un facteur parmi d’autres qui pourraient expliquer la réalité d’un isolement réel qui a failli étouffer le pays dans tous les domaines ; économique, diplomatique, médiatique, commercial – hormis les hydrocarbures-, et… culturel. Briser cet isolement a été le deuxième thème le plus fort et le plus populaire, après celui de la restauration de la paix, dans la campagne électorale du Président de la République dès le début.

Lors de la rencontre de Rabat en 1999, citée précédemment, un Professeur de l’université de Louvain la neuveix en Belgique avait émis une idée audacieuse qui peut être résumée ainsi: laisser libre la circulation entre les pays des deux rives du Boulevard méditerranée, avec des conditionnalités très dures sur les contrevenants qui ne respecteraient pas l’obligation de sortie au délai prévu, pouvant aller jusqu’à l’interdiction du sol européen à l’avenir. Il pense qu’ainsi, les gens seront rassurés sur la possibilité de visiter l’Europe quand ils le voudraient tout en vivant chez eux. De plus, grâce à ces visites possibles, ils pourront découvrir la simple réalité des choses qu’ils ont tendance à sublimer, ce qui les rendra plus réalistes.

Enfin, raisonnablement, ils ne seront pas tentés de « brûler » cette opportunité au risque, pour eux, de se voir interdire l’accès à l’Europe tout simplement. Il vaut mieux s’assurer la libre circulation que l’issue incertaine de la clandestinité. J’avais trouvé l’idée séduisante mais mon ami le Professeur Luigi Di Comite de l’université de Bari en Italie m’avait opposé un autre point de vue en me disant que c’était « un rêve ». Peut – être pensait – il qu’un chercheur belge, ne vivant pas la pression migratoire des harraga comme les italiens, pouvait se permettre ce rêve et qu’un chercheur algérien, ressortissant d’un pays d’émigration, ne pouvait qu’applaudir à l’idée. Il devait certainement avoir raison mais je n’ai pu m’empêcher de lui faire remarquer que, comme nous l’avons appris et tel que nous l’enseignons, tous les projets commencent par un rêve. L’indépendance de notre pays qui était inconcevable avant les années 1920, devenue réalité, une quarantaine d’années après seulement, après plus d’un siècle d’implantation coloniale dite irréversible, n’a – t – elle pas commencé par un rêve ? Ou alors, serions – nous, nous autres Algériens, devenus d’éternels rêveurs ?

J’ai retrouvé la même opinion, bien plus tard, sous une autre forme, lors de l’atelier technique des experts des 5 + 5, tenu à Alger en juin 2005, dans les propos d’une experte espagnole. Elle disait en substance: « Plus l’Europe renforce et multiplie les restrictions devant les demandeurs de visas, plus nombreux et plus déterminés sont les harraga » un constat d’expert, sans appel, établi après une observation méthodique de terrain, richement documentée. L’attitude espagnole est généralement considérée par les européens anti – immigration comme génératrice d’appels d’air migratoire, surtout après les régularisations massives répétées, c’est aussi, dans une moindre mesure, le cas de l’Italie. Mais peuvent – ils, sérieusement, faire autrement ? Il n’y a pas longtemps, ces deux pays étaient des foyers d’émigration, eux aussi, pour des raisons économiques, aujourd’hui ils sont les derniers à achever leur transition démographique. Leurs chercheurs ne se trompent pas lorsqu’ils insistent sur leurs grands besoins en immigration.

Pour les Algériens en particulier, le changement de destination première, de la France vers l’Espagne et l’Italie, peut s’expliquer, bien sûr, par la géographie mais pas seulement. Il semble qu’il y a, de plus en plus, de harraga se trouvant en France qui passeraient en Espagne. On peut comprendre, par les images que renvoient les deux pays et de leur perception par les candidats à l’émigration, que pour un harrag algérien, l’espoir , même illusoire, d’un dénouement de situation est moins permis dans le premier pays que dans le second. Dans notre subconscient collectif, l’Espagne est la terre où le règne musulman a fleuri d’une magnifique civilisation, synthèse de tout ce qu’ont pu donner de meilleur les peuples islamo-arabo-bébéro-judéo-afro-euro-méditerranéens. En dépit de la différence culturelle et religieuse, qui favorise plutôt les hispaniques sud – américains lors des régularisations, à cause d’une relative meilleure et plus rapide intégration sans doute, il y a, en plus de la proximité géographique, une certaine proximité historique spirituelle que les jeunes apprennent dans les livres et documentaires d’histoire.

Voilà qui souligne encore une fois, s’il en est besoin, la nécessité d’études pluridisciplinaires regroupant les chercheurs d’ici, algériens, et de là – bas, algériens expatriés et européens. Les rencontres internationales politico – universitaires comme celle à laquelle nous avait convié le Conseil de la Nation (le Sénat algérien) en juin 2005, ou d’autres, en Algérie et ailleursx, sont des exemples de ces initiatives qui contribuent énormément au travail de réflexion commune très utile. En se multipliant et se diversifiant, elles devraient se faire avec plus de substance, tirée d’études approfondies, rigoureuses, systématiques et continues. Pour qu’elle soit efficace, l’aide du chercheur à la décision politique doit être scientifique car, comme écrivait Jacques Véron : « La science légitime la politique, celle – ci l’oriente ».

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