En chinois « la hogra » se dit « bishiI »

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22 h 30. Aéroport d’Alger. Débarquement des passagers en provenance de Paris. Les trois-quarts sont des ouvriers chinois. Ils se précipitent comme tous les passagers vers les guichets de la PAF. Evidemment, ils ne parlent ni arabe ni français ni anglais ; ils ne sont pas obligés. Un policier en tenue veut leur faire comprendre qu’ils doivent remplir les fiches de police. Evidemment, il ne parle pas chinois ; il n’est pas obligé. Mais comme il a compris qu’il ne s’est pas fait comprendre, il se met à leur expliquer à sa façon. Il se met à crier et à les houspiller, à coup de gestes autoritaires et menaçants.

Les Chinois sont effrayés et les passagers stupéfaits. Les Chinois ne protestent pas. Ils ont peur et se regroupent en reculant. Le policier montre des signes d’impatience face à ces étrangers qui n’ont pas compris. Bigre ! A-t-on idée de ne pas comprendre l’algérois au prétexte qu’on est Chinois ? Inadmissible ! Nous vivons une drôle d’époque, semble penser le policier, visiblement excédé.

Les Chinois se sont regroupés à l’écart avec leurs fiches à la main, en petits groupes autour de leurs camarades les plus lettrés.

Je revois le regard de l’un d’eux : la peur lui avait blanchi le visage. Cela m’a renvoyé à ma jeunesse, à l’époque des rafles durant la guerre d’indépendance. Tous les hommes du village dehors dans la rue, les deux mains sur la tête, les regards apeurés, prêts à recevoir des coups de pataugas dans les reins ou des coups de crosse pour ceux qui ne baissent pas les yeux. C’est le même regard que j’ai retrouvé chez les Chinois. Des esclaves des temps modernes que nous avons été chercher très très loin, dans leurs villages, là-bas en Chine. Le Prophète (Asws) nous a enjoint d’aller y chercher le savoir. Nous avons préféré ramener des manches à balai en bois, de l’ail et de la sueur d’ouvriers du bâtiment. C’est un choix.

Nous sommes allés chercher des maçons chinois parce que nous ne savons pas faire ; parce que nous refusons d’apprendre et parce qu’on nous a dit qu’il y avait suffisamment de pétrole pour buller pendant longtemps. Et comme un riche a toujours besoin d’un pauvre pour se rappeler qu’il est riche, alors on s’est mis à jouer aux maîtres.

Souvent l’illusion de la richesse s’accompagne de l’illusion du pouvoir pour qui veut prendre sa revanche sur le destin.

On se dit qu’on est toujours l’obligé ou le subordonné ou l’esclave de quelqu’un. Alors, on se défoule à la première occasion pour prendre sa revanche et on montre ses muscles devant plus faible que soi. Que cela arrive chez nous, dans un pays qui a forcé l’admiration du monde pour avoir résisté au mépris, à l’injustice et au racisme, cela fait encore plus mal. Nous n’avons pas le droit d’être comme les autres. Nous devons être mieux qu’eux parce que nous connaissons les souffrances de l’humiliation et les affres du mépris. Nous appelons cela familièrement la « hogra », pour l’avoir enduré le long de la nuit coloniale. Comme tous les peuples qui ont connu le racisme ; comme tous les hommes qui se sont fait traiter de « bourricots » et de « mulets », nous devons cultiver le champ de nos mémoires. Non pas pour nous venge,r mais pour ne pas oublier. Régis Debray disait : « Les humiliés ont toujours plus de mémoire que les maîtres. Parce que l’on se souvient plus des gifles qu’on a reçues que de celles qu’on a données ».

Notre policier ne voulait pas donner de gifles. Je suis allé le voir pour lui dire ma tristesse et ma déception. « Ils voyagent régulièrement et ils savent qu’ils doivent remplir des fiches », s’est-il étranglé. Je lui ai répondu qu’ils voyagent une fois par an, qu’ils ont le droit de ne pas savoir ou d’oublier et qu’il n’y avait aucune raison de les bousculer de la sorte. Il s’est défendu d’avoir cherché à les humilier. Je lui ai dit que le mal était fait. Il était sincèrement désolé.

En partant j’ai cherché de loin le groupe de Chinois, dans l’espoir de croiser un regard. Deux d’entre eux m’ont regardé. Ils ont répondu à mon sourire. Je ne savais comment nous faire pardonner. Je voudrais tellement leur dire que la maladresse n’est pas la méchanceté et que le mépris n’est pas dans notre culture. Leur affirmer aussi que notre sens de l’hospitalité est souvent masqué par la maladresse, et que somme toute, nous avons droit nous aussi, à notre quota de bêtise humaine.

Aziz Benyahia

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