Chers intellectuels, ne cédez pas à l’euphorie de la notoriété

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Un collectif d’intellectuels et d’universitaires en France proteste contre la dernière saillie de Kamel Daoud (« Le monde » du 11 février  2016). Il faut avouer que pour fustiger les comportements inadmissibles des réfugiés à Cologne le soir de la saint-Sylvestre, il n’y a pas été avec le dos de la cuillère.

On lui reproche de mettre sur le compte de la tradition et de la culture dans les pays arabo-musulmans, les frustrations de quelques obsédés sexuels. Le reproche serait légitime si l’on considère que tel est le sentiment de l’auteur ; ce qu’on ne pourrait affirmer. Toutefois, on ne peut faire l’impasse sur les risques d’incompréhension ou de mauvaise interprétation lorsqu’on manipule ce genre de concepts quel que soit le talent ou l’expertise. D’autant que le climat est rarement à la sérénité dès qu’on fait référence à l’islam, compte tenu de l’hostilité quasi obsessionnelle qui prend place tous les jours un peu plus dans le monde, y compris dans les milieux où s’y attend le moins.

Aussi, lorsque les plus talentueux et les plus emblématiques de nos intellectuels cèdent à l’euphorie de la notoriété et à l’ivresse du succès, toutes sensations ignorées chez nous et célébrées à l’étranger, il leur arrive de relâcher leur vigilance et de livrer leurs sentiments profonds oubliant qu’il le font en milieu parfois hostile et que leurs propos sortis de leur contexte, serviront des desseins inattendus et se retourneront inévitablement contre eux, un jour.

Ainsi, lorsque Alain Finkielkrault s’autorise des propos haineux dans une célèbre émission de la télévision française envers l’islam et les musulmans, il s’exonère de toute accusation d’islamophobie en reprenant à son compte les écrits de nos intellectuels, arguant du fait qu’il ne fait que citer les auteurs algériens eux-mêmes. Le procédé est souvent efficace qui consiste à tronquer des phrases et à les faire gober à des lecteurs ou à des spectateurs de bonne foi. Si la manœuvre est habile et habituelle, elle gagne en légitimité aux yeux du public du moment que l’imprimatur vient de l’élite des musulmans eux-mêmes.

Autrement dit, qu’avons-nous à gagner à étaler sur la place nos propres turbulences, ou tout simplement nos interrogations particulières et spécifiques sauf à alimenter le camp d’en face qui ne nous aime pas et à lui donner des verges pour nous faire battre ?

Certes, nos intellectuels ont tout à fait le droit de livrer le fond de leur pensée et d’irriguer notre réflexion pour nous aider à mieux déceler les pièges dans lesquels cherchent à nous faire tomber les fossoyeurs de la liberté et les faussaires de la foi. Mais, une chose est de se dire les choses entre soi, une autre est  d’étaler au grand jour notre incapacité à nous comprendre entre nous et cette tendance maladive à toujours rechercher l’arbitrage de mieux nanti que soi aux seules fins de se faire accepter sur l’autre rive.

Quitte à chercher à tout prix à se mettre en valeur, autant le faire en essayant de dépasser plus fort que soi et non pas en se mesurant au plus faible. Et cette quête de la réussite et du progrès donne plus de résultats lorsqu’elle est menée collectivement et lorsque l’effort est non pas solitaire mais solidaire. Cela implique le dépassement des problèmes d’égo et la prise de conscience de la sacralité de notre destin commun. C’est très rarement le cas, hélas !

La seconde observation porte sur cette tendance qu’éprouvent nos intellectuels à se critiquer systématiquement quand ce n’est pas à se dénigrer au lieu de s’enrichir mutuellement et de nous aider ainsi à évoluer et à rattraper notre retard. Dieu sait qu’il y a de la place pour tout le monde et que nous n’aurons jamais assez des petits ruisseaux qui pourtant font les grandes rivières.

Ce sont les raisons pour lesquelles, je refuse d’entendre nos responsables  et particulièrement nos intellectuels se critiquer les uns les autres à l’extérieur, qui plus est sous l’œil goguenard de nos adversaires, qui déploient des trésors de flatterie et de séduction pour creuser le fossé entre nous. Nous devrions prendre exemple sur ceux dont nous admirons quotidiennement la réussite. Ils sont conséquents avec eux-mêmes et ne se critiquent jamais publiquement. Je ne sache pas que Bernard-henry Lévy ait un jour critiqué publiquement Alain Finkielkrault, ni Eric Zemmour, Elizabeth Lévy. Ces mêmes intellectuels sont toujours prompts à défendre les valeurs universelles et les grandes idées humanistes, à la condition de ne pas critiquer la politique israélienne.

Les mêmes intellectuels, estampillés progressistes, qui ont soutenu les luttes anti-coloniales, acceptent sans ciller l’occupation des territoires palestiniens et affichent une solidarité sans faille pour défendre leur cause commune. Tout ceci procède du même souci de préserver les intérêts de son camp, de ne jamais prêter le flan aux critiques et surtout d’imposer ses propres paradigmes.

Comment faire pour rappeler à nos intellectuels pour qui nous éprouvons une fierté légitime, qu’ils s’honoreraient grandement, d’une part en évitant de donner le spectacle de destins solitaires antagoniques, et d’autre part en consacrant leur énergie à se mesurer à des adversaires que nous n’avons jamais pris pour ennemis ? On n’a pas le droit d’affaiblir sa communauté pour des raisons d’intérêt immédiat ni par réflexe égotiste. Cela porte un nom. C’est « la trahison des clercs ». Nous n’en sommes pas là, Dieu merci, mais il arrive souvent qu’on trahisse par maladresse ou par naïveté. Et on le pardonnerait encore moins à ceux des nôtres qui ont la chance d’avoir des dispositions naturelles qui leur permettent d’être les meilleurs d’entre nous.

Aziz Benyahia

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